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Plume d'indien

Un petit sioux qui lutte contre l'apache blanche

13 novembre 2015, Chimères

 13 novembre 2015, Chimères

Depuis les attentats, Jean n’est plus le même. Ses pensées sont sombres, dénuées d’optimisme. Comme les autres, il a suivi les nouvelles. De son fil d’actualité à l’écran télévisé, de l’écran télévisé à son fil d’actualité. Comme les autres il a suivi. Inerte, froid, hébété, il ne ressentait plus. Ni peur, ni colère, ni tristesse. Simplement le vide. Coeur bloqué, émotions cadenassées, tristesse réprimée. Rien ne sort. Tout est lourd, gris et mort. Tout est rien, vide et incompréhensible. Les reportages, articles et témoignages se succèdent dans un flot continu et l’abondance d’information se transforme rapidement en un raz de marée. Le weekend n’est pas passé que, déjà, Jean est débordé, noyé sous ce roulement ininterrompu de dépêches et autres brèves alarmantes.

Le temps passe, les informations sur le sujet se tarissent et les médias se lassent. Après avoir multiplié les hommages, les déclarations et annoncé quelques réformes en carton, les politiques finissent enfin par se taire. Seul le débat sur la déchéance de nationalité continue à surfer sur la vague de la stérilité.

Jean aurait voulu hurler sa peine et inonder le sol de ses larmes. Remplacer le cri des balles, l’horreur du feu et le souffle du mal par ses cris de douleur. La seule douleur d’un homme pleurant ses frères. Inonder le sol de ses larmes pour laver l’affront. Marcher sur le pavé martyrisé pour éponger tout le mal qui a été semé. Il aurait aimé prendre le monde dans ses bras, lui glisser à l’oreille qu’il ne s’inquiète pas car toujours sur lui, un homme veillera. Mais il n'y croyait pas, il n'y arrivait pas.

Jean ne comprenait pas ces gens qui ne pleuraient pas, qui reprenaient la vie comme si de rien était. N’ont-ils pas un coeur ? Sont-ils incapables de ressentir de la peine ? Non, ces gens-là préféraient la peur.

Un camion des forces de l’ordre devant l’université et ce fut la panique. Le regard d’un étudiant s’égara par la fenêtre et la peur s’installa. Lente mais terriblement efficace, elle tissait sa toile. Sans trop en faire, elle entre dans l’imaginaire collectif et suggère à chacun le pire des scénarios.

Ils s’agitent, parlent, marchent. Vaine tentative ayant pour seule conséquence de répandre dans l’air cette ambiance mortelle. D’autres sont immobiles, incapables d’amorcer le moindre geste. Les mâchoires sont bloquées, les lèvres liées. D’un grand calme apparent, ils sont pourtant les plus terrifiés. Dans leur regard, on voit des hommes au sol, des gerbes de flammes et la cruauté du mal. En eux, on entend les impacts sourds des balles, le tonnerre s’abattant sur la cité et les longs râles des quelques survivants. Paysage apocalyptique que la peur vient de réveiller.

Vicieuse, la peur se glisse en chacun de nous, ravive les blessures encore fraîches et en suggère d’autres, mille fois pires. Doucement, la peur fait son chemin. Elle sème une graine en chacun que l’anxiété du voisin se chargera d’arroser. Doucement, la peur fait son chemin. Encore quelques minutes et elle aura gagné.

Des massacres à ciel ouvert s'envolent les âmes de ces vies fauchées. Elles flottent au dessus du sol dans l'attente d'un nouveau chemin. Perdues, elles errent à la recherche d'une destinée. Membres perforés, poitrine ouverte et crâne défoncé, leurs corps leur ont été retirés sans qu'elles n'aient rien vu arriver. Chassées précipitamment de leur domicile, ces chimères se retrouvent à la porte dans le froid humide du mois de novembre. Adieu le confortable canapé couleur carmin, place au rugueux bitume et à ses bouts de trottoirs sales. Aux carrefours, elles se posteront bien en évidence, panneau à la main, en quête d'une terre d'accueil, d'une main ouverte qui supportera leur chagrin. Âmes vagabondes à la recherche d'un refuge observent avec envie tous ces corps encore en action. Prédateur choisissant sa proie, l'âme errante sélectionne soigneusement la peau dans laquelle elle se glissera. Longtemps, elle attendra. Patiemment elle cherchera, mais quand la porte s'ouvrira, elle n'hésitera pas.

Depuis des semaines, il en était là : taire sa rage et poser sur ce volcan de colère un couvercle imperméable. Mieux valait étouffer le sentiment, cacher cette force destructrice. Qui sait ce qui se produirait si un jour elle sortait ? Non, vraiment, il fallait taire. Parfois, le couvercle frémissait, laissant échapper des coulées de lave. Sombres et destructrices, elles appelaient la violence, suggéraient la haine et ouvraient de profondes blessures. Parfois, une touche de couleur chaude rendait ces flux vifs, rapides et terriblement saignants. En débordant, le volcan bandait son arc et décochait des flèches d’acide semant malheur et désordre.

Dans ce remous intérieur, Jean subissait. Il vivait au rythme sismique. Il n’était qu’une marionnette, un pantin manipulé par cette force qui lui rongeait l’abdomen. Jean subissait. Habituellement vif, joyeux et enthousiaste, Jean était devenu lourd, aigre et grincheux. Au coeur de la tempête, Jean n’était rien d’autre qu’un terrain de jeu. Jean n’était rien d’autre que le moyen d’expression de ce volcan. Il n’était plus lui-même, plus que figuration. Figuration d’excès, de violence et de haine. Jean ne se reconnaissait plus et s’en inquiétait. Bien qu’affaibli par ce monstre intérieur, il accueillait toujours au fond de lui cette lumière pure. Une source éblouissante qui le guidait dans la difficulté et qui, dans les heures les plus sombres, lui hurlait d’appeler à l’aide. Non, Jean n’allait pas bien. Jean n’était pas. Jean n’était que chimère.

Alors qu’il mangeait en famille, il explosa. Gestes éparpillés, mouvements déliés, frénésie aux airs de démence, Jean se battait. La salle de vie fut le théâtre d’une véritable bataille intérieure. Jean contre ses chimères. Depuis de nombreuses semaines, elles l’affaiblissaient. A petit feu elles le cuisaient. Au corps elles le travaillaient. Après l’avoir harcelé sans relâche, elles se sentaient désormais prêtes. A cet instant, elles voulaient prendre le pouvoir. Intégrer ce corps qui leur plaisait bien pour ne jamais en sortir.

Pour conserver son corps, continuer à exister, Jean combattait. Il s'efforçait à repousser ces foutus démons qui le dominaient. En spectateur, Jean assistait aux événements. Une soupe qui vole, de l'eau qui gicle. Il perdait tout contrôle de lui-même. Sans comprendre ce qui se passait, Jean voyait son corps se mouvoir, sa bouche parler, son cerveau penser. Dépossédé de son corps qu'il ne parvenait plus à intégrer. Il se voyait blesser, détruire le monde autour de lui sans pouvoir agir. Dans un ultime élan de lucidité, il fuit cette violence. A peine sorti de chez lui, il partit loin et, en pleurs, appela à l'aide.

Dix-huit heures trente, Jean sonnait au 37 rue de Courcelles. Vanessa Luchau, psychologue. Seule de la profession dans son répertoire, il n'a pas hésité longtemps au moment de composer un numéro. On venait de lui donner ses coordonnées, il n'a pas mis longtemps à les utiliser.

Après l'explosion, Jean avait passé le reste de la journée dehors. Association sportive, galerie commerciale et cafés parisiens, il n'a pas raté un seul endroit pour prendre l'air en attendant que sa montre tourne. Il profitait de ces petits instants pour retrouver contact avec ce qui l'entourait.

Quatrième étage, cabinet sur la gauche. Après quelques minutes d'attente, ce fut son tour. Dans un mouvement général de recul, Vanessa Luchau se présenta à lui. Au moment de lui tendre la main, elle leva l'épaule droite, recula son coude et replia son poignet. A cette gestuelle particulière, elle ajouta un sourire faussement chaleureux et des paroles sans grand intérêt. Un peu plus d'une heure plus tard, Jean quittait le cabinet. Même rituel devant la porte. Même main molle et froide.

On l'a écouté. On lui a porté de l'attention. Mais c'est bien tout. Toujours aussi fatigué Jean est peut-être plus apaisé. Bien qu'il ne soit pas pressé, il est l'heure de rentrer. Repasser par ce salon où a eu lieu l'explosion. Ce soir, il ne mangera pas, il ne parlera pas. Il ira directement se coucher.

Weekend passé seul chez lui. Des pizzas surgelées, des gâteaux et autres sucreries à grignoter feront office de repas. Nourriture simple et rapide qui a le mérite de ne pas dépasser les cinq minutes de préparation. Le reste de la journée pouvant être consacré à ce dévastateur écran de télé et ce téléphone aussi intelligent qu'abrutissant. Jean fuyait le mouvement et se complaisait dans son environnement lourd et opaque.

Dimanche midi, il partit. Il avait hésité mais finalement, le cross ne se courrait pas sans lui. Sportif, il aimait participer aux compétitions. Sentir quelques secondes avant le coup de feu du starter cette adrénaline folle qui parcourait tout son corps puis se lancer à corps perdu vers la ligne d'arrivée. Le temps d'une course, il n'existait plus que pour cette ligne blanche tracée à la craie sur le sol. La tension de ses muscles, les plaintes de ses pieds endoloris ou les cris d'angoisse de ses bronches d'asthmatique, rien ne pouvait l'arrêter quand il prenait le départ. Conquérant, Jean prépara son sac et partit à la gare. Casque sur les oreilles, les premières minutes du trajet furent entraînantes. Parti sur le rythme de la musique, son esprit sentait déjà les flaques de boue s'effacer sous ses pieds.

Monté à Paris Saint-Lazare, Jean s'était assis sur ce carré de la ligne quatorze. Opposé au sens de la marche, sa tête commençait à tomber. Mouvement imperceptible qui le rapprochait toujours un peu plus de cette vitre sale, graissée par tous les visages qui s'y étaient déjà frottés. La musique, toujours la même, prenait cette fois un air de déjà vu. Mélodie douce et redondante qui, au fur et à mesure des répétitions, plonge l'Homme dans une spirale noire.

Pyramides. Les portes s'ouvrent. Des passagers descendent. D'autres montent. Les portes se ferment. Le son simple et gai d'une enceinte vint trouver une place auprès de Jean qui ôta ses oreillettes. Un homme était entré, tirant sa radio sur un diable léger. Le son lointain et grésillant attira Jean qui se leva.

L'homme avait revêtu ses plus beaux habits de scène. Tenue improvisée en hommage au roi de la pop, il était heureux. Il s'appuyait sur le son de son idole pour proposer l'une de ses chorégraphies. Ses gestes étaient maladroits, peu assurés et complètement déliés. Le son était mauvais et la tenue approximative. Cet homme n'avait l'air de rien. Il partageait seulement sa joie avec les passagers de la rame. Certains sourirent faussement avant de détourner le regard, gênés. La corde sensible de Jean, elle, a vibré. Il en avait tellement besoin, de cette joie brillante se répandant comme une traînée de poudre, de cette lumière éblouissante et de ces sourires que l'on ose enfin montrer.

Campé sur ses jambes, Jean se tenait face à cet ange incarné. L'un dansait, l'autre regardait. Le regard qu'ils échangeaient anéantissait la distance de quelques mètres qui les séparait. L'un face à l'autre, l'un dans l'autre, l'échange dégageait une intensité folle. Un partage d'énergie qui atteignait des sommets. Pas une parole ne fut échangée. Il n'y en avait pas besoin.

La joie pure et belle que dégageait ce danseur urbain se perdait dans l'immensité de la rame. Cet homme qui lui faisait face lui renvoyait son sentiment en le démultipliant. L'un et l'autre devant leur miroir, s'échangeaient cette boule de joie, se la renvoyaient afin qu'elle brille toujours un peu plus fort à l'intérieur.

Châtelet. Jean quitta la rame, abandonna son bienfaiteur et laissa à leur place tous ces passagers, inconscients de ce qui venait de se passer. Aveugles devant ces chimères qui, un temps, venaient de s'envoler.

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